Dimanche 25 août 2024 – Pont de la Betta, Belledonne (38)
Dimanche, vers 14h30, l’alerte est donnée : dans la matinée, une chienne est tombée d’une falaise vers le Pont de la Betta, en Belledonne. Le propriétaire, parlant principalement anglais, nous explique qu’il est aussitôt descendu dans les raides pentes à sa recherche, et qu’il l’avait alors retrouvée. Connaissant les lieux, il avait tenté de la porter sur 500m en direction du village le plus proche, avant d’abandonner et de la déposer sous un arbre pour chercher de l’aide. On imagine le déchirement de laisser sa chienne seule, bien que cela ne soit que pour quelques heures, le temps de réunir d’autres bras pour la porter.
Rapidement, une petite équipe se rejoint dans les locaux de l’ESAM pour préparer le matériel et une heure plus tard, le pick-up décolle du Versoud avec, à son bord, une équipe de trois secouristes.
Une fois sur place, nous sommes informés des détails et des dernières nouvelles. Senga est un setter au pelage noir, elle est âgée, malvoyante et presque sourde, et elle n’aboie quasiment pas. Adoptée sur le tard, elle est habituée à ces belles balades en forêt. Nous retrouvons le propriétaire ainsi que des proches à lui, venus lui prêter main forte. L’un d’entre eux est redescendu dans la pente une seconde fois, en tentant d’emprunter la même sente que le propriétaire, mais il n’a pas réussi à retrouver la chienne. Le propriétaire, très ému, nous demande alors de faire le nécessaire pour le bien de son animal, même si, finalement, il s’avérait mieux pour elle de la laisser partir.
Nous choisissons de descendre en repérage, avec deux cordes et du matériel au cas où. Il fait gris, il pleut une petite bruine régulière, car nous sommes pile à l’altitude du nuage dans cet après-midi presque automnal. Après quelques minutes de descente, il nous semble entendre un aboiement grave, mais qui restera isolé. Etait-ce d’ailleurs vraiment un aboiement ? Nous reprenons les recherches, en progressant sur des sentes. D’un coup, une douleur fulgurante atteint les jambes de l’un.e (c’est important pour l’anonymat !) des secouristes, qui la communique aux autres dans un grand moment de poésie “aïeuh mais merde, elles sont costauds, ces orties !”. Remarque qui sera d’ailleurs partagée par un second secouriste. Mais l’heure est alors aux recherches, alors la douleur est rapidement oubliée dans l’observation méticuleuse des arbres enchevêtrés et de potentiels indices qui pourraient nous aiguiller. Le pied de la falaise est parcouru soigneusement jusqu’à rejoindre un ruisseau, mais toujours aucune trace de Senga.
Nous parvenons alors à joindre le propriétaire, profitant d’une zone favorable au réseau, pour demander confirmation : oui, la chienne a bien été déposée avant de traverser le ruisseau. Inutile d’avancer plus loin, donc. Demi-tour, nous remontons en diagonale, hors sentier, pour ratisser la pente sous le petit chemin au cas où la chienne aurait chuté. Une amie du propriétaire décide en même temps d’élargir les recherches à un chemin plus en contrebas.
Soudain, on entend des cris. Aboiements, ou appels d’humains à la recherche de la chienne ? Plus on avance dans leur direction, moins l’erreur est possible : c’est bien Senga qui nous appelle. Les aboiements nous redonnent confiance et une énergie nouvelle. La pente raide, un peu glissante, ne parvient plus à nous ralentir, malgré ses efforts pour dresser contre nous tout un monde de branches et de ronces entremêlées. On appelle Senga, elle nous répond, ou alors elle nous appelle sans nous entendre, nous ne saurons jamais, mais on s’en rapproche vite, et c’est l’essentiel.
Nous la retrouvons allongée sur le flanc, sur une ancienne piste forestière encombrée de branches et de jeunes arbustes, là, dans l’humidité de la bruine qui tombe. Elle est faible, prise de tremblements, et ne bouge presque plus. Elle a du perdre beaucoup d’énergie à attendre là depuis plus de 6h. Aussitôt, elle est entourée d’une couverture de survie et d’un harnais de sécurité. Pour l’aider à reprendre des forces, nous lui tendons une friandise appétante. La chienne relève doucement sa tête. La friandise semble l’attirer mais elle ne parvient pas à la mâcher.
Son état d’épuisement donne un coup au mental qui était si haut il y a seulement quelques minutes. Bon, il nous faut bouger de là, la mettre au chaud, c’est urgent ! Senga est alors portée par notre vaillant secouriste Vincent, qui a décidé aujourd’hui d’être croisé gladiateur. Antoine, muni de son GPS, nous guide sur le chemin le plus direct et praticable possible. Il faut dire que l’on progresse dans une sorte de jungle, avec un ruisseau qui a ponctuellement eu la bonne idée d’emprunter la même piste que nous, et de jeunes arbres décidant de reprendre possession de cette ancienne piste. De temps à autres, on fait une pause pour soulager Vincent. La chienne est alors déposée sur les sacs, pour l’isoler au mieux du sol détrempé. Parfois, elle reprend ses tremblements. On aurait envie de la rassurer, de lui demander où elle a mal. On aurait envie de lui dire que le retour n’est plus très long, qu’il faut qu’elle s’accroche, mais on ne parle pas la même langue. On se sent bien démunis... Puis, on repart pour quelques centaines de mètres de plus, avant une prochaine pause et point GPS.
Enfin, nous atteignons la route. Les véhicules nous y rejoignent rapidement et Senga est recueillie par ses propriétaires, sous de nombreuses couvertures, et transportée d’urgence en clinique vétérinaire. Elle est instable, en état de choc, et présente un gros hématome sur le flanc, mais elle est entre de bonnes mains et entourée de ses propriétaires attentionnés qui font au mieux pour elle. De notre côté, nous découvrons l’origine des douloureuses piqûres, qui n’étaient autre que celles de guêpes de terre. Finalement, ces piqûres m’occuperont un bout de la soirée, permettant de tenter de prendre du recul sur ces dernières heures vécues, la joie d’avoir retrouvé la chienne mêlée au dur sentiment d’impuissance de la voir ainsi si faible, à bout de force.
Malheureusement, l’état de Senga se dégrade dans la nuit et, pour limiter les souffrances qui deviennent trop pénibles à supporter pour la chienne, l’équipe vétérinaire et ses propriétaires décident de la laisser partir, en l’accompagnant de tout leur amour et leur respect.
Il n’y aura pas d’épilogue heureux cette fois. Ce secours aura rappelé que toutes les histoires ne peuvent pas se terminer joyeusement… mais Senga aura pu passer ses derniers instants en compagnie de sa famille, au chaud et au sec. Pour elle, et pour ses propriétaires, le secours a été important, et le sentiment d’impuissance est doucement remplacé par d’autres émotions un peu mélangées mais plus douces et pleines d’humanité (d’ailleurs, c’est curieux d’utiliser le terme d’humanité ici, dans un récit mélangeant canidés et humains). Et dans la tête tournent des fragments de souvenirs du secours, desquels émergent des idées pour améliorer encore nos techniques, faire mieux encore pour les animaux et leur confort, pour la suite.
Merci, Senga, d’avoir apporté ta douceur et ces moments de partage au cours de ta vie, à ceux que tu as croisés et à ceux qui t’ont accompagnée jusqu’au dernier instant, bon voyage...
Solveig
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